Le 1er janvier 1915, en gare de Nice, dans le train qui va partir pour Marseille, un soldat entre dans un compartiment où se trouve déjà une jeune fille qu’il salue courtoisement, puis va s’accouder à la fenêtre.
Jusqu’au moment du départ, l’homme va s’entretenir avec une belle personne restée sur le quai. Durant cette conversation, par discrétion, la jeune voyageuse s’est tenue dans le couloir du wagon.
Le convoi s’ébranle. Les deux voyageurs vont faire timidement connaissance. La jeune femme se prénomme Madeleine. Elle est venue passer les fêtes de fin d’année chez son frère, à Nice. Elle a vingt-deux ans et elle est professeur de lettres (je n’écris pas "professeure" intentionnellement, ce serait un anachronisme) au lycée de jeunes filles d’Oran. Elle doit prendre le bateau à Marseille pour être à pied d’œuvre pour la rentrée scolaire.
Le soldat apprend à Madeleine qu’il est critique littéraire, écrivain et poète ; qu’il s’est engagé dans l’armée française (il est apatride) et qu’il rejoint le 38ème régiment d’artillerie de campagne, à Nîmes, où il va effectuer ses classes.
Madeleine a une passion pour la poésie. Elle pense avoir déjà lu le nom de son interlocuteur dans les revues parisiennes qu’elle dévore. Il promet de lui envoyer à Oran son dernier recueil "Alcools", paru en 1913.
Madeleine est subjuguée par le soldat-poète ; mais elle ne l’avouera que bien après la mort de Guillaume. Faisant fi des usages de son temps, elle va même partager son sandwich avec lui.
Ils échangent leurs adresses et se quittent en gare de Marseille.
Madeleine vient de faire la rencontre de Guillaume Apollinaire.
Au début du mois d’avril 1915, le régiment de Guillaume quitte Nîmes pour Mourmelon-le-Grand, en Champagne. Artilleur, Guillaume est posté en arrière de la ligne de feu. Il organise sa nouvelle vie entre sa cagna, ses missions d’agent de liaison et la correspondance fournie qu’il entretient avec ses amis restés à Paris, à Nice ou en Italie. Sa passion pour la belle femme de Nice, Lou, s’est étiolée et, dans le courant du mois d’avril, Guillaume adresse une carte illustrée représentant les ruines d’un village lorrain bombardé par les Allemands à Madeleine :
Mademoiselle,
Je n’ai pas pu vous envoyer mon livre de vers, parce que mon éditeur est aux Armées comme moi et que sa maison est fermée. Je vous l’enverrai dès que je pourrai. Vous souvenez-vous de moi entre Nice et Marseille, au 1er janvier ?
Mes hommages très respectueux
Je vous baise la main
Guillaume Apollinaire.
A la même époque, Guillaume cessera d’écrire à Lou, puis la chassera définitivement de ses pensées. Il nous reste de cette liaison une suite de "poèmes à Lou", magnifiques, pour certains mis en musique.
Le 4 mai, le vaguemestre lui crie "un paquet d’Algérie pour toi" et Guillaume répond aussitôt à Madeleine pour la remercier du "joli cadeau oranais".
La pompe est amorcée. Le soldat et la petite oranaise vont dès lors échanger à un rythme soutenu nouvelles, poèmes, petits cadeaux…
Guillaume, en bon Poilu, fabrique des bagues,
"Des pauvres bagues en aluminium pale comme l’absence
Et tendre comme le souvenir…"
mais aussi des cendriers, des colliers, avec les éclats d’obus et les débris divers récupérés autour de lui. Il raconte dans ses lettres sa vie d’avant la guerre, dans les détails. Il tient une place importante dans le bouillonnement intellectuel de son temps. Il fréquente Picasso, Cendrars, Max Jacob. Il a été l’amant de Marie Laurencin. Il connaît Louis Bertrand, qui vit à Nice et qui est pour nous un des pères de "l’algérianisme" en littérature. Il connaît aussi un écrivain oranais, Sadia Lévy, aujourd’hui complètement disparu des mémoires :
"Le premier livre dont j’ai eu à parler ou plutôt écrire était : XI journées en force par Sadia Lévy et Robert Randau. Après quoi Sadia Lévy étant venu à Paris, nous avons sympathisé."
Guillaume n’est pas un poète éthéré. C’est un fonceur, un taureau. Ses lettres prennent un tour de plus en plus leste, et même franchement érotique.
Madeleine devient sa fiancée, son "épouse", la femme de sa vie !
Le 10 août 1915, il écrit à Madame Pagès (la mère de Madeleine est veuve) pour lui demander la main de sa fille. Dès lors, il n’a plus qu’une idée en tête : poser une permission pour aller voir Madeleine à Oran. Dans la lettre du 13 novembre 1915, il avoue : "je suis très inquiet de tous ces transports coulés en Méditerranée. Ces sacrés Boches font donc ce qu’ils veulent dans notre mer…"
Madeleine habite le quartier Lamur. Ce nom lui fait penser à l’amour, bien sûr. Il reconnaît son ignorance de la géographie de l’Algérie. Il lui demande s’il faut prendre le train pour aller d’Oran à Lamur. Il a les mêmes représentations mentales de notre pays que le commun des métropolitains de son temps :
"Envoie mon salut lyrique, ô Madelon chérie, aux montagnes de Tessala".
En novembre, son colonel lui promet qu’il partira en permission, et lui demande de saluer le Boulevard Seguin, "car c’est un vrai colonial" souligne Guillaume.
Tout arrive au héros qui sait attendre. Guillaume adresse à Madeleine un télégramme de Marseille le 25 décembre 1915 : "Je prends prochain courrier. Gui".
Nous ne savons pas comment se sont déroulées les retrouvailles. Nous n’avons pas de détails non plus sur le séjour à Oran de Guillaume, mais on peut trouver sur Internet quelques photos émouvantes du couple, mais qui peuvent aussi prêter à sourire !
Sur ce temps de répit à Oran-Lamur (Guillaume sera de retour le 10 janvier 1916, à Marseille), il fera peu de commentaires dans les lettres suivantes. Il exprime toujours son amour à Madeleine.
Guillaume part en manœuvres puis retrouve le front. Il écrit presque quotidiennement, puis un court message, le 18 mars 1916 :
Mon amour. J’ai été blessé hier à la tête par un éclat d’obus de 150 qui a percé la casque et pénétré. Le casque, en l’occurrence, m’a sauvé la vie. Je suis admirablement bien soigné et il paraît que ce ne sera pas grave. J’écrirai quand je pourrai. Ton Gui.
A partir de ce jour, les lettres à Madeleine seront plus courtes (parfois quelques lignes), plus évasives, plus espacées. Il fera souvent part de sa lassitude, de sa fatigue. La dernière lettre (cinq lignes) est datée du 9 octobre 1916. Elle se termine par :
"Mille baisers. J’écrirai dans deux ou trois jours. Gui".
CE SERA LA DERNIÈRE LETTRE.
Madeleine n’épousera jamais Guillaume. Ils ne se reverront plus. Guillaume mourra des suites de la grippe espagnole le 9 novembre 1918. Madeleine restera célibataire. Elle autorisera la parution de ces lettres en 1952. Madeleine est décédée en 1965, à Antibes.
Je recommande fortement la réédition des "Lettres à Madeleine" parue chez Gallimard en 2005, d’où j’ai tiré les citations et vers de ce texte. On y trouve aussi la préface de Madeleine dans l’édition de 1952, dans laquelle elle revient sur les circonstances de la première rencontre.
Louis GONZALVEZ
Liens :
* Madeleine Pagès (Wikipédia)
* Madeleine Pagès et Guillaume Apollinaire à Oran (Memoblog-Oran)
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