Ils croyaient à l’éternité ....(Norbert Régina)

jeudi 23 août 2018

Norbert RÉGINA (1947-2000) est né à Oran et a été élève au Lycée Lamoricière.

Il est l’auteur d’ouvrages divers dont cette fresque :
- Ils croyaient à l’éternité
- Les crépuscules d’Alger
- La femme immobile
où l’histoire d’un pays, d’une ville et de ses habitants, revit entre 1942 et 1962 à travers les destins croisés de deux familles oranaises, les Régnier et les Partouche. Les uns, de riches bourgeois, n’imaginent pas la fin de leurs privilèges. Les autres rêvent d’intégration sociale. Tous aiment passionnément une terre de lumière et d’ombre, où les passions se jouent derrière les persiennes closes... Mais bientôt les "événements" vont bouleverser leur vie.

Dans le premier volet de cette saga attachante, l’auteur évoque de façon très réaliste la vie du Lycée Lamoricière dans les années 50.

CHAHUT ORGANISÉ AU LYCÉE LAMORICIÈRE

Dans la classe de première moderne, au lycée Lamoricière, le chahut faisait rage. Les chiffons empoussiérés de craie traversaient le ciel comme des avions, les pupitres avançaient en raclant le sol, telle une armée de fantassins, encerclaient le prof d’anglais. Une grêle de cahiers bombardaient les quatre coins de la salle. Les injures sifflaient, pareilles à des balles, en français et en espagnol.
Richard Partouche, debout sur son banc, dirigeait la manœuvre. Une étrange ivresse lui montait à la tête : faire le mal en sachant que c’était le mal ; braver sa famille, Nina et Lucien, qui l’aimaient mais le traitaient comme un minus. Richard voyait clairement les risques qu’il courait, et il s’enrageait davantage. Il entonna : « Allez lycée, allez lycée, allez ! » sur l’air des encouragements pendant les matches de foot. Les pupitres, en bout de course, cernaient maintenant l’estrade. Dans un nuage de poussière - fumée des bombes - le prof bêlait sans forces, incapable de couvrir les hurlements déchaînés :
« Messieurs, messieurs, je vous en prie. »
Richard jubilait. Humilier cet homme qui symbolisait tout ce qu’il haïssait, ceux qui l’avaient chassé du lycée pendant tant de mois.
Pauvre prof ! Un « Français de France », son premier poste, à Oran ! Parmi ces sauvages !
Il eut enfin un geste de courage, quitta l’estrade où il était une cible parfaite, se planta devant Richard. II ne savait plus ce qu’il disait, cria : « Partouche, votre nom ! Partouche, votre nom ! » S’il était possible, les hurlements, cette fois de joie, devant ce pauvre diable qui perdait complètement les pédales, montèrent d’un cran. Tumulte effroyable. On l’entendait à l’autre bout du lycée. Le censeur se mit à courir dans les couloirs, en direction du séisme.
Richard sauta de son banc. Il dominait le prof d’une tête.
« Qu’est-ce tu veux, toi ? »
Je suis cinglé, pensait-il, mais les copains le regardaient avec admiration.
« Partouche, chez M. le censeur, immédiatement ! »
Depuis le début du chahut, les injures les plus diverses avaient été débitées avec une jouissance qui se gonflait de son impunité. Salaud, péteux, gueule de cul !
Richard lâcha entre les dents un venin plus raffiné :
« Coulo ! »
Injure grave, quoique banale, à Oran.
Le prof ne la comprit pas, mais se sentit gravement offensé. Il blêmit, ce qui ne paraissait guère vraisemblable tant il était naturellement pâle. Il saisit Richard par les cheveux.
« Répète, petit con ! »
Bref silence. L’avantage risquait de changer de camp. Richard, ployé par la main du prof, devina que les élèves vacillaient. Le prof, sans le savoir, avait respecté l’usage das bagarres, qui consistait à lancer : « Répète », en portant une première attaque.
Pas question de perdre la face. Richard décocha un coup de poing au bas-ventre, « là où ça fait le plus mal », se vanta-t-il plus tard auprès de Charles.
Ensuite, ce fut indescriptible. Le prof tomba, on le piétina, on le couvrit du contenu des corbeilles à papier, on renversa les pupitres, on les brisa avec les étagères qu’on avait décrochées.
Les murs de la classe étaient pleins jusqu’à mi-hauteur, vitrés jusqu’au plafond. On vit passer lentement le chapeau du censeur, comme un canard à la surface d’une mare. Trahi par son chapeau, le censeur trouva, quand il poussa la porte, les élèves silencieux, rangés par deux au milieu du champ de bataille. Le prof se roulait dans la douleur.
Il y eut sept exclusions temporaires. Richard fut définitivement renvoyé, avec un dossier qui ne lui laissait aucune chance de réintégration dans un établissement public.


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