Algérie, dans les années 1930. Les champs de blés frissonnent. Dans trois jours, les moissons, le salut. Mais une triste nuit vient consumer l’espoir. Le feu. Les cendres. Pour la première fois, le jeune Younes voit pleurer son père.
Et de pleurs, la vie de Younes ne manquera pas. Confié à un oncle pharmacien, dans un village de l’Oranais, le jeune garçon s’intègre à la communauté pied-noire. Noue des amitiés indissolubles, françaises, juives : « les doigts de la fourche », comme on les appelle. Et le bonheur s’appelle Emilie, une « princesse » que les jeunes gens se disputent. Alors que l’Algérie coloniale vit ses derniers feux, dans un déchaînement de violences, de déchirures et de trahisons, les amitiés se disloquent, s’entrechoquent. Femme ou pays, l’homme ne peut jamais oublier un amour d’enfance...
"Celui qui passe à côté de la plus belle histoire de sa vie n’aura que l’âge de ses regrets et tous les soupirs du monde ne sauraient bercer son âme…"
EXTRAITS :
ORAN
A nous la place d’Armes, avec son style rococo et sa mairie flanquée de deux lions en bronze hiératiques et colossaux ; la promenade de Létang ; la place de la Bastille ; le passage Clauzel où se donnaient rendez-vous les amours naissantes ; les kiosques glaciers où l’on servait les plus rafraîchissantes citronnades de la terre ; les cinémas fastueux et les grands magasins Darmon… Oran ne manquait de rien, ni de charmes ni d’audace. Elle s’éclatait comme autant de feux d’artifice, faisant d’une boutade une clameur et d’une bonne cuite une liesse. Généreuse et spontanée, il n’était pas question pour elle de se découvrir une joie sans songer à la partager. Oran avait horreur de ce qui ne l’amusait pas. La mine défaite lèserait sa superbe, les pisse-vinaigre terniraient ses humeurs ; elle ne supportait pas qu’un nuage voilât sa bonhomie. Elle se voulait rencontre heureuse à chaque coin de rue, et kermesse sur ses esplanades, et là où portait sa voix fleurissait l’hymne à la vie. Elle faisait de la jovialité une mentalité, une règle fondamentale, la condition sans laquelle toute chose en ce monde serait un gâchis. Belle, coquette, consciente de la fascination qu’elle exerçait sur les étrangers, elle s’embourgeoisait en catimini, sans fard ni fanfare, convaincue qu’aucune bourrasque – pas même la guerre en train de l’éclabousser – ne saurait freiner son essor. Née d’un besoin de séduire, Oran c’était d’abord le chiqué. On l’appelait la Ville américaine, et toutes les fantaisies du monde seyaient à ses états d’âme. Debout sur sa falaise, elle regardait la mer, faussement languissante, rappelant une belle captive guettant du haut de sa tour son prince charmant. Pourtant, Oran ne croyait pas trop au large, ni au prince charmant. Elle regardait la mer juste pour la tenir à distance. Le bonheur était en elle, et tout lui réussissait.
L’ALGERIE
L’Algérie me colle à la peau. Des fois, elle me ronge comme une tunique de Nessus, des fois elle m’embaume comme un parfum délicat. J’essaye de la semer et n’y arrive pas. Comment oublier ? J’ai voulu mettre une croix sur mes souvenirs de jeunesse, passer à autre chose, repartir de zéro. Peine perdue. Je ne suis pas un chat et je n’ai qu’une vie, et ma vie est restée là-bas, au bled…. J’ai beau essayer de rassembler toutes les horreurs pour la vomir, rien à faire. Le soleil, les plages, nos rues, notre cuisine, nos bonnes vieilles cuites et nos jours heureux supplantent mes colères et je me surprends à sourire là où je me prépare à mordre. Je n’ai jamais oublié ... Pas une nuit, pas un instant…. J’ai voulu, plus que tout au monde, extraire un à un tous mes souvenirs avec un arrache-clou, comme on se défaisait jadis d’une molaire cariée… J’ai voulu me prouver qu’il y avait d’autres pays, qu’une patrie se reconstruit comme une nouvelle famille : c’est faux. Il me suffisait de m’arrêter une seconde pour que le bled me rentre dedans. Je n’avais qu’à me retourner pour m’apercevoir qu’il était là, se substituait à mon ombre.
Si seulement on avait quitté le bled de notre propre gré. Mais on nous a forcés à tout abandonner et partir en catastrophe, nos valises chargées de fantômes et de peines. On nous a dépossédés de tout, y compris de notre âme. On ne nous a rien laissé, rien de rien, même pas les yeux pour pleurer. Ce n’était pas juste. Tout le monde n’était pas colon, tout le monde n’avait pas une cravache contre ses bottes de seigneur ; on n’avait même pas de bottes tout court, par endroits. Nous avions nos pauvres et nos quartiers pauvres, nos laissés-pour-compte et nos gens de bonne volonté, nos petits artisans plus petits que les vôtres, et nous faisions souvent les mêmes prières. Pourquoi nous a-t-on mis dans un même sac ? Pourquoi nous a-t-on fait porter le chapeau d’une poignée de féodaux ? Pourquoi nous a-t-on fait croire que nous étions étrangers sur la terre qui a vu naître nos pères, nos grands-pères et nos arrière-grands-pères, que nous étions les usurpateurs d’un pays que nous avons construit de nos mains et irrigué de notre sueur et de notre sang ?
Tant qu’on n’aura pas la réponse, la blessure ne cicatrisera pas.
Le livre qui a inspiré le film éponyme d’Alexandre Arcady
Lien : Yasmina Khadra
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